Le village fantôme

L’anecdote se passe en 1956 en Guinée, entre Boké et le Fouta Djalon.
Je faisais alors partie, en tant qu'opérateur topographe, d'une mission pour l'étude et l'établissement d'un avant-projet de construction de ligne de chemin de fer destinée à évacuer la bauxite, depuis le site d’exploitation du côté de Fria, jusqu'au futur port fluvial de Boké, qui devait assurer son exportation.

* * *

Pour nos levers topographiques, lorsque la nature du terrain interdisait la progression par véhicule, nous avions l’habitude de louer une case dans les petits villages à proximité de l'axe principal du tracé, ceci au fur et à mesure de la progression.
Un jour de repos, ainsi logé dans une case du village de la savane arbustive (sans que je puisse citer aujourd'hui le nom de ce village), je décidais de faire une promenade qui devait me mener, m’avait-on dit, vers un site intéressant où dormait un petit lac agréable. Une piste d'homme, étroite et tortueuse, y conduisait, à 5 ou 6 kilomètres du village, et je partais tôt dans la matinée.

A un moment donné du parcours, au tiers peut-être, un petit village se présente du côté droit de la piste, à environ une centaine de mètres. Je vois là les scènes habituelles : femmes pilant le mil, avec pour quelques-unes, l'enfant porté sur le dos, hommes s’affairant aux travaux autour des cases, enfants jouant, courant et criant, chiens jappant à l'approche de l'intrus...
Je salue alors à la ronde en passant, d’un geste de la main. Les habitants du village me regardent passer et me répondent. Certains cessent même leurs activités pour ne rien manquer du spectacle de ce blanc qui passe, présence  insolite dans cette région quasiment vierge. Je ne m’arrête pas et continue ma progression sur la sente déserte.

La piste débouche enfin en bordure d’un petit lac de forme ovalaire allongée. C'est un endroit extraordinaire. D’une longueur d'environ 200 m, il est niché dans un écrin de végétation dense. Au loin, à l'autre extrémité, un petit belvédère rocheux déverse l'eau qui bascule soudain dans le lac. Bouillonnante la chute déploie des vagues concentriques qui vont mourir dans les zones opposées, plus calmes, où l’eau brille alors comme un miroir.

A mon arrivée, il y a là, dans ces eaux tranquilles, une pirogue et son piroguier, immobiles. Curieusement, ils semblent m’attendre. Et je contemple la pureté de ce tableau.
L’homme avance alors sa pirogue et descend sur le bord vaseux. Après une poignée de mains et un échange de politesses (autant qu’on puisse le faire sans parler la langue), le piroguier me montre fièrement le lac d’un geste circulaire et je comprends qu’il me propose une promenade.
Je suis ravi et prends place avec mille précautions dans la frêle embarcation qui roule alors dangereusement. Pendant le parcours, j’admire le paysage qui défile lentement, seules quelques pintades criaillent dans les arbres au loin, rompant brusquement, pendant un court instant, le silence de la nature.
Devant le généreux décor végétal qui défile, j'assiste à la composition d'un tableau changeant. Seul est ancré ce noir planté debout en tête de pirogue, lissant l'eau du mouvement ample de sa pagaie. Et l’eau calme s'entrouvre à peine sur notre passage et se referme, seulement rayée de quelques fils d’argent. Je vois dans la pureté de ces images et de ces gestes sans âge, le symbole de ce pays, où l’homme se fond avec la nature.
Nous poursuivons jusqu’à la chute, et l’eau qui bouillonne à la base nous balance vivement. Nous restons un moment à admirer le spectacle, en silence. La beauté se passe de mots.
Je suis ravi et, de retour, je dédommage le piroguier et nous nous séparons en nous saluant, ayant partagé ce moment de félicité.

Je rentre de ma virée, mais en empruntant une piste différente, de sorte que je ne revois pas le petit village remarqué à l'aller. Flânant ici et là, j’observe et j’admire la nature vierge, les termitières géantes, les énormes fromagers au tronc pyramidal, les épaisses colonnes de magnans, les centaines de pintades qui dialoguent dans les arbres, le vol d'énormes  papillons...

Rentré au village, peu avant midi, je rencontre le chef du village et lui fait part de ma promenade par l’intermédiaire du cuisinier-interprète. Puis à tout hasard, je lui demande le nom du village qui se trouve là, à quelques vingt minutes, sur la piste. Le chef me regarde, étonné, il secoue la tête négativement et le cuisinier traduit son propos :
– Il dit qu’il n’y a pas de village par là, patron.
– Mais, j’ai vu un village, des gens, des enfants, des chiens...
Le cuisinier traduit les précisions données et la réponse du chef tombe, telle une calamité :
– Il dit qu'il n’y a plus de village patron ! Ce village existait en effet, mais il a brûlé, il y a maintenant quatre ans. Un feu de brousse la nuit, tous les habitants sont morts...

Je suis pris de panique, mais me ressaisis. De nouveau, je précise bien la position, afin qu’il n’y ait pas de confusion possible, mais la réponse retombe comme une massue :
– Plus de village !...

* * *

Cette dernière phrase, aussi courte et tranchante qu'un scalpel, m'a poursuivi et me poursuit encore.
Je préférais alors avoir commis une erreur, car une rude aventure me tombait sur les épaules. J’avais vu ce village, je le revoyais encore. Ces hommes, ces femmes qui pilaient le mil, ces chiens qui aboyaient, les enfants...
J'ai tenté de mettre provisoirement le problème de côté, comme pour le voir se résoudre de lui-même, par quelque stupide bévue. Mais la question revenait, obsédante, bousculant l'entendement.
La chaleur ? Une hallucination ? Il était peut-être alors temps pour moi de rentrer en France !
Et alors, ce piroguier, existait-il vraiment ? Et le lac ?...

En fin d'après midi, n'y tenant plus, je retournais sur les lieux du litige :
Il n’y avait effectivement rien !


Longtemps désorienté par cet épisode inexpliqué et inexplicable de ma vie. Je me gardais bien d’en parler – sauf  à ma proche famille –, craignant le sourire indulgent de mes interlocuteurs.